26/10/2025


Des mains et des pierres : histoire des bâtisseurs et artisans de Savoie

Cheminer dans la mémoire des murs savoyards

Sillonner Coise-Saint-Jean-Pied-Gauthier ou s’aventurer dans les villages de la Combe de Savoie, c’est entrer dans un livre ouvert où chaque pierre, chaque poutre, raconte un morceau d’histoire vivante. Mais qui sont celles et ceux qui ont donné leurs cœurs et leurs mains à ce bâti local ? Que reste-t-il de leur savoir-faire, de leurs gestes précis et répétitifs, souvent invisibles mais essentiels ?

La Savoie, terre de montagnes, de forêts et d’eaux fertiles, a toujours cultivé un rapport charnel à la matière. Ici, bâtir, c’est faire un peu plus qu’élever des murs : c’est capter la lumière des saisons, apprivoiser le relief, ancrer l’homme dans le paysage. Le patrimoine architectural local est le fruit d’une alliance intime entre habitants et artisans, héritiers d’une histoire riche de traditions, de révolutions et de transitions.

La pierre, trésor et colonne vertébrale du bâti

Au cœur de la Savoie, la pierre est reine. Elle fixe les fondations, sculpte les façades et brave les siècles. Utilisée depuis l’Antiquité — la voie romaine passant non loin témoigne de la maîtrise précoce de cette matière — la pierre locale, principalement du calcaire, a façonné maisons fortes, bergeries, granges et chapelles.

  • Les maçons des siècles passés : Au XIXe siècle, le bâti rural connaît un élan sans précédent avec le formidable essor de l’agriculture (source : “Chroniques de la Savoie rurale” - Musée Savoisien). Les maçons, souvent saisonniers, venus de Suisse ou de l’Italie voisine, arpentent les vallées à la belle saison. On estime que plus de 12 000 Savoyards travaillaient dans le bâtiment à l’aube du XXe siècle.
  • Le savoir-faire des tailleurs de pierre : Réputés pour leur précision, ils travaillaient à la pointe, au ciseau et à la massette sur des blocs d’une étonnante diversité. Le calcaire de Coise, la pierre de Saint-Jean-de-la-Porte ou de Myans sont fréquemment retrouvés dans les encadrements de portes, les linteaux et les fontaines.
  • Anecdote : Le “pochon” – petite pierre ornementale incrustée dans les façades – servait de signature discrète à certains artisans, notamment au XIXe siècle, comme en témoignent plusieurs maisons de la rue de l’Église à Coise.

Charpentiers : dompteurs de forêts et d’altitude

Impossible d’évoquer le bâti local sans saluer les charpentiers, véritables poètes du bois. En Savoie, l’épicéa, le mélèze et le chêne peuplaient jadis les charpentes massives, les auvents protecteurs et les balcons fleuris. Leur art est d’autant plus remarquable que la charpente savoyarde, dite “à chevrons porteurs”, s’adaptait aux terrains pentus et aux lourdes toitures de lauzes.

  • Typicité : Dans notre secteur, le “balcon savoyard” — ou galerie en bois — est reconnaissable à ses balustrades travaillées et ses consoles sculptées. Ce travail de charpente remonte au XVIIIe siècle et prolonge la tradition alpine.
  • Chiffres remarquables : Selon l’Inventaire général du patrimoine culturel d’Auvergne-Rhône-Alpes, près de 45 % des maisons anciennes du secteur de la Combe de Savoie possèdent encore leur charpente originelle, restaurée ou consolidée.
  • Légende locale : On raconte que des charpentiers “natifs du bois” posaient, en guise de protection, une pièce de monnaie sous la première poutre, geste porteur de chance lors de la montée du toit.

Plâtriers et décorateurs : orner et embellir le quotidien

Si la pierre et le bois posent le décor, les plâtriers et les stucateurs apportent l’ornement, la lumière, la délicatesse. Leur empreinte est visible dans certaines boiseries peintes, linteaux rehaussés de motifs, chambranles moulurés ou fresques murales. Coise-Saint-Jean-Pied-Gauthier, tout comme Chignin ou Montmélian, conserve de rares témoins de ce raffinement, notamment dans ses maisons bourgeoises édifiées entre 1850 et 1914.

  • Les décors intérieurs, longtemps réservés au clergé ou à la bourgeoisie vinicole, reflètent la diffusion progressive de l’artisanat d’art à la campagne.
  • La production de carreaux en terre cuite, dont les fameux “tomettes de la Combe” (répertoriées par le Conseil départemental de Savoie), persiste ici jusqu’aux années 1960.
  • Le stuc : ces enduits décoratifs, bluffants d’illusion, imitent parfois le marbre ou la pierre sur les encadrements de fenêtres.

Les couvreurs : témoins du temps, gardiens du ciel

Le toit, en pays savoyard, c’est bien plus qu’un abri : c’est la première défense contre l’hiver, la neige, la tramontane. Les couvreurs, transmis de père en fils, œuvraient principalement au printemps et à l’automne. Les matériaux variaient selon les moyens :

  • Ardoises naturelles extraites dans les Bauges dès le XVe siècle, parfois transportées sur des dizaines de kilomètres (source : Patrimoine des Alpes).
  • Tuiles canal issues de tuileries artisanales, en usage dès le Moyen Âge.
  • Lauzes de calcaire, dont la pose — à sec ou sur volige — requérait un véritable savoir-faire pour étanchéifier les pentes raides.

Muraillers et murailleurs : bâtisseurs de paysage

En Savoie, les murets de pierres sèches dessinent les coteaux, retiennent la terre des vignobles et balisent les chemins. Leur édification relève d’une technique ancestrale : pose sans mortier, ajustement patient des pierres, souci constant de drainage et de stabilité.

  • On dénombre plus de 7 000 km de murets bâtis dans le département (source : Observatoire régional du patrimoine).
  • Ces murets ont résisté, pour certains, à des crues historiques (1860, 1935) et sont aujourd’hui restaurés dans le cadre de chantiers participatifs menés par des associations locales.

Forgerons, ferronniers, menuisiers : le génie invisible

Le patrimoine bâti local porte aussi l’empreinte de métiers parfois plus discrets, mais tout aussi essentiels.

  • Forgerons et serruriers : Leur savoir-faire brille dans l’élégance des heurtoirs, des pentures et des rampes d’escaliers, ou dans la robustesse de certains portails sont encore fabriqués “à la forge” dans la région de Montmélian.
  • Menuisiers : Essentiels pour portes, fenêtres, planchers et escaliers dont on trouve des modèles remarquables dans les fermes du début du XXe siècle.

On recense, au tournant de 1900, plus de 900 ateliers de menuiserie en Savoie (source : Recensement INSEE 1896/1901), nombre en chute au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Artisanat vivant : restaurer, transmettre, réinventer

Aujourd’hui, la restauration du bâti ancien mobilise une nouvelle génération d’artisans — maçons spécialisés en pierre sèche, charpentiers, zingueurs, peintres décorateurs. Ils s’appuient sur les archives, les outils traditionnels, les savoir-faire transmis, tout en restant ouverts à l’innovation (isolation, respect des normes écologiques).

  • Plusieurs maisons de Coise-Saint-Jean-Pied-Gauthier ont bénéficié ces 15 dernières années de programmes de restauration portés par la Fondation du Patrimoine, avec une vraie volonté de sauvegarder l’authenticité du bâti local.
  • L’association “Mémoire et Patrimoine en Combe de Savoie” organise chaque année des ateliers pour faire revivre les gestes oubliés : taille de pierre, montage de murets, sculpture sur bois, fabrication de pisé (source : page Facebook de l’association).
  • L’artisan P. Gachet, installé à proximité, perpétue la tradition des toitures en lauzes et partage volontiers ses connaissances dans des conférences locales.

La signature des bâtisseurs : anecdotes et regards

Certains détails architecturaux témoignent précisément du passage des artisans dans nos villages :

  • Les “cœurs des charpentiers”, pièces de bois taillées en cœur placées sur les balcons mangeurs de soleil — signe discret de gratitude envers la famille.
  • Les initiales gravées sur le linteau des portes principales, parfois surmontées d’une date ou d’un symbole protecteur (croix de Savoie, soleil rayonnant, etc.).
  • Les inscriptions gravées dans la pierre ou dans le crépi, signature ou simple motif énigmatique (rosace, étoile, rameau).

S’ouvrir à de nouvelles histoires

Chaque maison, chaque ferme restaurée ou abandonnée, raconte à sa manière la saga des métiers qui ont façonné nos paysages. Plus de 85% du bâti d’avant 1910 de la Combe de Savoie conserve aujourd’hui au moins un élément d’origine (charpente, façade, escalier en bois, porte cloutée) — un patrimoine qui ne doit sa survie qu’à la passion opiniâtre des artisans, passés et présents (source : DRAC Auvergne-Rhône-Alpes).

Si l’on remonte le fil de ces histoires, c’est toute la mémoire d’une région qui s’anime, faite de gestes précis, de transmission ténue et d’un lien indéfectible à la terre. Les bâtisseurs et artisans d’hier dialoguent sans le savoir avec ceux d’aujourd’hui, qui rêvent, restaurent, transforment, inventent la Savoie de demain.

Pour qui prend le temps de regarder, il reste tant à découvrir : une poignée de main gravée dans le granit, un escalier sinueux en sapin, ou une galerie de bois qui défie encore la bise. Ce patrimoine n’est pas figé – il palpite, évolue, invite à la curiosité et à la reconnaissance.

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